☕️ Journal : Une heure avec Gérard

La porte est entrouverte. C’est une manière de me dire « vas-y, entre ». J’entre dans la pénombre. Il est assis dans le coin du salon. Quand je lui serre la main, je la trouve douce — de la peau à la paume. Il me demande d’où je viens, je lui dis où je vais. Le pli de ses paupières est devenu irrégulier.

J’écoute le puzzle de paroles, j’ai l’impression de lire à travers ses mots. Dans l’autre ville, c’est sur la colline. Le chemin Lapujade, c’est le chemin Michoun. Mon frère, des fois c’est mon frère, des fois c’est mon père. J’écoute avec attention quand il était avec les fantassins à Forbach, qui allèrent ensuite à Caen, puis à Niort — là où ils ont caché leurs armes. Son père emprisonné aux Deux-Ponts. Leurs retrouvailles à Saint-Etienne. Leur descente à Toulouse et les différentes adresses où il a habité. Son visage s’illumine quand je lui dis que je connais la rue des Jumeaux — petit, il m’y amenait. Je ne sais pas ce qui est “vrai” — les reportages du débarquement en Normandie battent leur plein. Il répète la même histoire trois fois. J’ai peut-être manqué l’élément important qu’il veut partager.

Je repensais aux bouteilles en verre d’Orangina qu’on décapsulait quand il faisait trop chaud en été. Aux cerises qu’on cueillait dans l’arbre. Aux pavés de pain gigantesques qu’il ramenait du marché — ils avaient au moins la taille de mon corps !
On revient aux choses sérieuses. Est-ce qu’elle est venue ? Est-ce que j’aurai un fils ?

Je lui serre la main — je la trouve douce, de la peau à la paume — et je laisse les dizaines de boites de Ricola et de soupes en sachet derrière moi ; son corps retrouve sa place dans la pénombre, dans le coin du salon, face à la lumière de la télévision qui se rallume.

Je marche, je repense aux mercredis soirs ; je n’aimais pas le judo mais j’adorais qu’il vienne nous récupérer avec une pizza — toujours une Marguerite. Je passe devant l’arrêt de bus du judo : en face, un bar-restaurant dont l’enseigne indique « tout ira bien ». L’intérieur est vide, définitivement fermé. Je pleure en écoutant ces notes, et je vais m’offrir une pizza, comme autrefois.